Le bel article d’Éric Thibaud, publié dans notre revue Sparsae n°85, nous a fait découvrir la famille Tapon, voituriers à Aigueperse, rappelant ainsi qu’Aigueperse était une ville étape avec de nombreuses auberges relais.
Le transport routier des voyageurs et des marchandises constituait une activité économique importante qui déclinera avec l’arrivée du chemin de fer. En 1800, il fallait deux jours et demi pour venir de Paris à Aigueperse dans l’une de ces grosses voitures, dites diligences, pouvant transporter jusqu’à 20 passagers sur deux niveaux.
La malle-poste évoquée ci-dessous par Victor Hugo était la voiture rapide réservée en priorité au transport du courrier, avec seulement 4 à 8 personnes à l’intérieur, fermée et suspendue sur des ressorts. Elle était tirée par quatre ou cinq chevaux, avec un cocher et, sur le cheval de tête, un postillon.
Il est difficile d’imaginer ce que pouvait être, pour les passagers, la réalité d’un voyage en diligence ou malle-poste. La promiscuité, les cahots incessants, les haltes fréquentes et, parfois, les incidents de parcours, ponts coupés ou roues cassées…
Le grand Victor Hugo qui a beaucoup circulé, nous livre ici son vécu lors d’une nuit de voyage de Paris à Strasbourg en 1839.
« J’ai passé deux nuits en malle-poste, ce qui m’a laissé une haute idée de la solidité de notre machine humaine.
« C’est une horrible chose qu’une nuit en malle-poste. Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l’esprit de la gaieté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s’alourdir, les lanternes de la malle s’allument, elle relaie, puis repart comme le vent ; il fait tout à fait nuit, on s’endort. C’est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bosses et les fondrières s’enchevêtrent ; la malle se met à danser. Ce n’est plus une route, c’est une chaîne de montagnes avec ses lacs, ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s’emparent de la voiture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l’auraient empoignée en passant ; un mouvement d’avant en arrière et d’arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, – le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu’elle monte à la troisième puissance dans l’intérieur de la voiture ; si bien qu’un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit comme s’il s’agissait d’y enfoncer un clou. C’est charmant. À dater de ce moment là, on n’est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon[1]. Il semble que la malle soit entrée en fureur. La confortable malle inventée par Monsieur Conté[2]se métamorphose en une abominable patache, le fauteuil Voltaire n’est plus qu’un infâme tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on rejaillit contre son voisin, tout en dormant. Car, c’est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil vous tient d’un côté, l’infernale voiture de l’autre. De là un cauchemar sans pareil rien n’est comparable aux rêves d’un sommeil cahoté. On dort et on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C’est le rêve amphibie. De temps en temps on entr’ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s’il pleut, comme il faisait l’autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n’y a pas de ciel, il semble que l’on aille éperdument à travers un gouffre ; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d’ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté, et s’évanouissent ; les flaques d’eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les tas de pierres ont des tournures de cadavres gisants[3] ; on regarde vaguement ; les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des géants hideux qu’on croit voir s’avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une mâchoire édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : Route de Coulommiers à Sézanne. La nuit, c’est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l’esprit plein d’images de serpents ; c’est à croire que les couleuvres vous rampent dans le cerveau ; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d’aspics ; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre ; au loin dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d’un boa qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la figure d’un dragon prodigieux qui entourerait l’horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres. Tout vit de cette vie affreuse que les nuits d’orage donnent aux choses.
« Les villes que l’on traverse se mettent aussi à danser, les rues montent et descendent, les maisons se penchent pêle-mêle sur la voiture, et quelques-unes y regardent avec des yeux de braise. Ce sont celles qui ont encore des fenêtres éclairées. Vers cinq heures du matin, on se croit brisé ; le soleil se lève et on n’y pense plus.
« Voilà ce que c’est qu’une nuit en malle-poste, et je vous parle ici des nouvelles malles, qui sont d’ailleurs d’excellentes voitures le jour, quand la route est bonne, ce qui est rare en France. »
Victor HUGO. Le Rhin. 1839. Volume 2. Lettre XXIX. Strasbourg.
Après de telles journées de voyage plutôt éprouvantes, nous pouvons penser qu’une halte à Aigueperse était la bienvenue.
Depuis 1790, les entreprises privées pouvaient assurer le transport du public sur de longues distances. De ce fait, les auberges relais se multiplièrent à Aigueperse, en particulier dans les faubourgs sud et nord, le long de la Grande rue. Et encore aujourd’hui, si certaines ont complètement disparues comme au ° 261, de grands portails et d’imposants bâtiments marquent encore le haut de ville, comme aux numéros, 223, 232, 244, 258 et peut-être 253. Jusqu’à la Révolution, le relais officiel de la Poste était l’actuelle maison De La Codre, au rétrécissement de la Grande rue, côté Nord.
Olivier Paradis
[1] Ce vécu serait à l’origine de l’expression « panier à salade » pour un véhicule qui vous secoue. Les grilles remplaçants les vitres pour les véhicules de police renforcèrent l’image.
[2] C’est une référence au travail du l’ingénieur Jacques Nicolas Conté, inventeur de génie sous la Révolution et le Consulat, créateur entre autre du célèbre crayon dont une marque porte toujours le nom.
[3] Les routes empierrées devaient être régulièrement regarnies ; de ce fait, des tas de pierres, généralement allongés sur le bas côté, attendaient d’être utilisés.